La Suisse doit penser au-delà de la logique des blocs
Le 27 mai 2024, le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis a reçu son homologue nigérien Bakary Yaou Sangaré à Berne. La Suisse faisait ainsi partie des premiers pays du monde à recevoir au plus haut niveau le nouveau gouvernement nigérien en place depuis le putsch de juillet 2023. Une telle démarche ne se fait certainement pas sans coordination avec les Etats de la Cedeao, les Etats-Unis ou la France, très importants sur le plan régional. Pourquoi cette rencontre? Le DFAE écrit dans son communiqué de presse: «La visite a permis d’approfondir la discussion sur la nature et les modalités d’un processus de dialogue et a confirmé le souhait du Niger de bénéficier des bons offices de la Suisse.» En bref: la Suisse tente de normaliser les relations du pays le plus pauvre du monde avec ses voisins d’Afrique de l’Ouest.
Une rare bonne nouvelle pour la population affamée et marquée par le terrorisme. L’exemple est intéressant à plusieurs égards: d’abord parce que le communiqué officiel du DFAE n’a eu aucun écho dans la presse suisse. Trop lointaine, trop compliquée, la situation en Afrique. Ensuite, parce que c’est l’un des bons exemples de la manière dont la Suisse peut utiliser son ancrage local de longue date dans des contextes difficiles pour jouer un rôle important. La DDC est présente au Niger depuis de nombreuses décennies et, en conséquence, la Suisse contrairement à d’autres pays européens perçus comme des colonialistes – jouit d’une bonne réputation.
Et enfin, cela montre que la neutralité suisse dans le Sud global reste un atout pour les intérêts de la Suisse. Le colonel Dominik Knill, président de la Société suisse des officiers, s’est récemment énervé quant au fait que le Conseil national veuille limiter la possibilité d’exercices avec l’OTAN relatifs au cas d’alliance. C’est précisément en raison de ces considérations de politique étrangère que je m’inscris ainsi en faux. La neutralité suisse est un instrument de la politique étrangère et de sécurité de la Suisse. Elle confère à la Suisse une grande crédibilité dans la promotion de la paix et la prévention des conflits.
Et elle offre à la Suisse – conjointement avec sa situation géographique privilégiée une certaine protection contre le risque d’être entraînée dans un conflit militaire. Et le cœur du droit de la neutralité est la liberté d’alliance. D’autres Etats font confiance à la Suisse parce qu’elle ne participe pas militairement à une «autodéfense collective», parce qu’elle ne participe pas à la formation de blocs et qu’elle est donc mieux à même de maintenir ouverts les canaux de discussion. Notamment dans le Sud global. Bien entendu, cela ne signifie pas que la Suisse ne peut et ne doit pas toujours et systématiquement se ranger du côté du droit international, et en particulier du droit international humanitaire.
Mais c’est justement grâce à sa liberté d’alliance que la Suisse peut s’engager en faveur du multilatéralisme et du droit international public sans compromis, car elle ne fait pas partie d’une alliance ou d’une structure de commandement militaire. Bien sûr, la Suisse doit elle aussi se préparer à la nouvelle situation sécuritaire. Mais cela implique une analyse honnête de ces menaces. Et une attaque militaire complète contre notre pays, entouré et protégé par des Etats de l’UE, n’en fait pas partie. Pour tous les autres domaines, comme la promotion militaire de la paix, l’acquisition commune d’armements ou la cybersécurité, la Suisse peut et doit continuer à coopérer avec l’OTAN.
Et rien ne s’oppose non plus à des exercices bilatéraux de l’armée suisse. Mais il serait faux d’en déduire une nouvelle politique de sécurité. Compte tenu du débat à venir sur l’initiative pro-Poutine de l’UDC, qui souhaite interdire totalement l’adoption de sanctions contre les autocrates, il est particulièrement dangereux aujourd’hui de jouer aux apprentis sorciers avec la neutralité suisse. La Suisse doit plutôt s’appuyer sur ses points forts: un grand réseau de représentations diplomatiques, une bonne et large coopération au développement qui lutte contre la pauvreté et prévient les conflits et une politique des droits de l’homme plus active. Cela profite bien plus à la réputation et donc à la sécurité de la Suisse en tant quie pays contribuant à la paix et à la sécurité de manière non militaire qu’un réarmement de l’armée sans planification.
Ce dont la Suisse a besoin, c’est d’une neutralité engagée en faveur des règles du multilatéralisme, pas d’expériences militaires qui n’apportent rien à la sécurité et qui ternissent encore plus l’image de la Suisse.
Cet article est paru pour la première fois dans «Le Temps» le 3 juillet 2024.